Parce que sortant du bus sous la pluie, juchée sur son mètre quatre vingt, son sac (une relique de la guerre d'Algérie récupérée auprès de son grand-père) balancé sur son épaule et contrastant étonnamment avec la classe que l'on pouvait trouver à un simple pantalon noir assorti d'un maillot blanc et d'un long imperméable marron…
Quand j'y repense, elle ressemblait à s'y méprendre à une de ces fantastiques actrices pour lesquelles on perd ses mots.
Moi je suis sous le porche de la petite église, tout prêt à laisser au réalisateur l'exclusivité de cette jeune femme qui, je ne le réalisais que rarement, se trouvait être ma petite amie.
Et c'est dans ce moment là, qui aurait pu être si parfait, dans cet instant à crever de froid, à laisser des gouttes de pluie finir de tremper mon pull, à fumer ma cigarette avec une joie non-dissimulée, dans cet instant à tout faire sauf le malheur de quelqu'un, que j'ai choisi une option écoeurante de facilité : je n'ai rien fait.
J'ai juste pris conscience d'une chose, unique et monstrueuse : j'étais le plus pitoyable imbécile à la surface de cette planète. Et non, ce n'était même pas faire le malheur de quelqu'un. C'était un constat : c'était pire.
Alors que cette fille sublime cherchait son propre quelqu'un du regard, elle m'agaçait déjà. Pourtant cela devait faire deux semaines que je n'avais pas vue. Ces semaines étaient passées comme les autres, ni plus, ni moins. Il était là le problème ?
Mais merde elle va arrêter de chercher oui ?!? Comme si c'était impossible de lui faire une surprise, comme si elle pouvait connaître les 3543 idées qui m'étaient venues en tête, comme si elle pouvait voir entièrement le monde. Pas son monde, pas le mien, le monde. Les autres, les moi, les ils, les elles. Tous.
On pourrait être heureux, on s'entend bien, on a prévu des vacances ensemble, et puis, je l'aime, je crois.
Il y a encore quelques secondes j'étais en train de l'admirer. Mais voilà, non. Et ce qui m'achevait littéralement c'est que j'avais l'intime conviction qu'elle savait mieux que moi pourquoi.
Preuve en est faite : elle se retourne, me fixe, droit dans les yeux, on est peut-être distants d'une quinzaine de mètres mais ça ne l'empêche pas. Elle se met à marcher vers moi, sans aucun air particulier, juste à son habitude, la même démarche, sans faux pas, avec une assurance qu'elle arrive à ne pas faire paraître orgueilleuse par je ne sais quel miraculeux faciès ! J'ai un sourire qui naît involontairement, cette fille trouve le moyen de marcher dans les flaques, dans presque toutes les flaques, et pas une éclaboussure ne saurait l'inquiéter.
Je peux maintenant distinguer son visage, neutre, paré de cet éclat, qu'elle porte sans s'en apercevoir, et avec lequel elle joue pourtant très consciemment. Est-il voilé d'un peu de mélancolie ? Je n'en mettrai pas ma main au feu.
Nos regards se croisent et ne se quittent plus.
Elle a fini de s'avancer mais ne s'arrête pas pour autant.
J'ignore comment elle fait. Elle soulève légèrement ma capuche, m'embrasse sur la joue, et parvint dans le même temps à me murmurer quelques mots dont la saveur reste amère : « Les rêves je ne les vis pas plus que toi. ».
Et voilà, s'en est fini… D'elle et de toutes les autres à la fois. Elle ne s'est pas retournée. Ca j'en suis sûr. Voilà. Je laisse effectivement les gouttes de pluie finir de tremper mon pull et j'écrase le mégot de ma cigarette contre le mur. C'est alors que je m'aperçois que son imperméable est abandonné sur la route. Sa manière à elle. De quoi faire ? D'être triste, en colère ? De vaincre ou de perdre ? Encore un mystère à mettre à son compte.
Si je courais jusqu'à la grande route, je la verrai peut-être, elle doit traverser le village pour aller quelque part. Elle serait trempée, elle aussi, au beau milieu de la route, comme elle est la seule à le faire. Son regard.