Mardi 7 août 2007 à 15:24

Marc attend fébrile comme un amant incertain. Il revoit cette nuit où elle l'avait frôlé avec un sourire triste avant de disparaître. Elle avait pris sa man, un instant avec une douceur mortelle.
Aujourd'hui encore, il sent sa paume brûlante contre la sienne. Plus tard, sur le Paris-Vintimille, elle était venue le rejoindre dans sa cabine. Il avait découvert la jouissance comme un voyage électrique, avec des spasmes infinis. Il avait su alors ce qu'était la solitude d'un jeune homme nu sur le drap froissé et humide. Il avait pleuré jusqu'au jour, inconsolable. Depuis, chaque fois qu'elle était là, il aait ressenti avec bonheur cette "heureuse douleur" dont parle Ernest Hemingway dans l'Etrange Contrée.
Marc pourrait dessiner son visage, son cou, ses reins. Il pourrait peindre ses yeux verts dans le tissage de lumières vives juste avant qu'elle ne s'évanouisse. Elle a des mains délicates, longues, qu'elle abandonne dans sa chevelure. Il ne reste alors que la lueur d'une bague sur sa tempe. Elle a une petite veine bleue sur son cou qui bat comme un coeur prisonnier.
Quand elle pose son front sur la vitre comme lui en cet instant, elle ferme les yeux. Alors les cristaux roses et bleus d'une boule tango frénétique dansent sur ses épaules. Elle reste là, immobile, ne disparaissant qu'à l'approche d'un quai, éblouie par trop de réalité. Elle n'accepte que les phosphorescents. Elle s'efface au jour artificiel. Marc déteste ces gares trop éclairées. Il appréhende le hennissement des freins. Il redoute les arrêtes, ces lumières jaunes, ces ombres grises à peine cernées, et même ce soleil des jours au matin des arrivées.
Elle n'était vive que sur le voile déchiré de la nuit. Près de lui, le petit monsieur dévore un sandwich. Marc pense à Cécile. Elle a une curieuse façon d'avaler avec un petit bruit sourd et mouillé. Elle doit dormir, sereine, sur le dos, la tête tournée vers le mur et des jardins inaccessibles. Elle a une petite moue définitive, un pli qui descend de la commissure des lèvres.  Il la regarde dormir, parfois, lui qui passe ses nuits en pointillé, avec l'incapacité, tenace, d'accrocher ses rêves.
Les silences de Cécile ne sont pas des absences ni un refuge, seulement des silences. Elle a un regard net, un rire clair, une diction soignée. Il en est ainsi de sa coiffure, de ses gestes, de ses pensées. Cécile a des pensées soignées. Elle est lisse, sans aspérités blessantes.
Dans l'amour elle a quelque chose d'une pelote douce et moelleuse, prête pour la nidification. Le train avale de grandes collines noires qu'il recrache derrière lui. Le couloir est vide. Marc attend, oppressé.
Il a rendez-vous avec elle, avec cette bouche qui renversa le monde et bouleversa le petit garçon qu'il était, dans un train de nuit de septembre. Il regarde derrière les vitres la coulée de nuit, le temps s'abolir. Au fond du wagon la porte bat sur un fantôme. Avec les heures, il se vide d'une fluidité souterraine qui s'échappe vers l'infini. C'est une hémorragie. Il baigne dans une surdité cotonneuse. Au milieu du voyage, il comprend qu'elle ne viendra plus. Il a posé sa tête sur l'appui de fenêtre. Le couloir a basculé.
Sur la couchette, dans la valise ouverte, Hemingway étouffe un pull-over bleu offert par Cécile. Marc extirpe le bouqui et son bloc-notes sur lequel il avait écrit :"Il l'embrassait lentement sentant avec bonheur l'heureuse douleur venir en lui." Cécile n'aimait pas Hemingway. Elle aimait les bêtes. Elle n'aimait pas non plus Miller ni Morrisson ni Houellebecq. Il regarde l'Etrange Contrée, le livre d'Ernest, ce drôle de type, ce chasseur de gazelles, comme l'appelait Cécile.
Il ouvre le bloc-note qu'il pose sur la couverture rouge des chemins de fer. Il feuillette nerveusement des additions, des réflexions, des nouvelles qui ne seront jamais lues, des rêves inachevés et les nuits des trains de nuit de Marc.
Il écrit "Cécile, je suis dans la cabine 41 de la voiture 13 du train 1492..."
A 3h45, le convoi s'arrête dans une gare sans lumière, sans voyageurs. Marc descend avec seulement Hemingway et son bloc-notes. Il y a une lune anémique et bienveillante. Il la regarde, puis s'éloigne du quai. Plus loin, là-bas, une ombre rejoint la sienne.
Un imbécile allume des phares.

Bernard Giraudeau.

Ouf, je l'ai lu, et ça n'était pas encore la nuit. J'ai rarement eu cette chance de lire quelque chose qui me touchait autant, un texte dont je me dis qu'il suffit de changer deux trois détails. Et voilà. "Tu ne pourras jamais être ce que je t'ai rêvé". Et la seule explication qui reste c'est que, je l'aimais, ce connard. Maintenant je ne sais pas, plus. Comme si j'avais déjà eu la solution en tête. Juste que de me dire que je ne sentirais plus jamais cette "heureuse douleur" que j'avais en moi lorsqu'il me prenait la main ça me donne envie d'hurler. Ou de ne rien être.


Par maud96 le Mardi 7 août 2007 à 17:24
Texte vraiment sympa, en effet, et qui analyse si bien l'attente de l'amour.
remarque : sur ton ordi, comme sur le mien, le "couper-coller" squatte des caractères ! (ici : "man" au lieu de "main" et "bouqui" au lieu de "bouquin"...
 

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