Jeudi 9 août 2007 à 13:55

Il faut dire que, jadis, les livres étaient beaucoup plus sensuels qu'aujourd'hui : il y avait largement de quoi sentir, caresser et toucher. Certains avaient une couverture en cuir odorante, un peu rugueuse, gravée en lettres d'or, qui vous donnait la chair de poule, comme si l'on avait effleuré quelque cbose d'intime et d'inaccessible qui se hérissait et frissonnait au contact des doigts. D'autres possédaient une jaquette en carte recouverte de toile au parfum de colle très érotique. Chaque livre avait son odeur propre, mystérieuse et excitante. Et lorsque la jaquette de toile bâillait, telle une jupe impudique, on avait toutes les peines du monde à se retenir de loucher sur l'interstice entre le corps et le vêtement et s'enivrer des effluves qui s'en exhalaient. Mon père rentrait généralement une ou deux heures plus tard, sans les livres, les bras chargés de sacs en papier kraft débordant de pain, d'oeufs, de fromage, parfois même de corned-beef. Mais il arrivait qu'il revienne du sacreifice dans une état euphorique, souriant d'une oreille à l'autre, sans ses bouquins bien-aimés mais également sans nourriture : aussitôt vendus il s'était empressé de les remplacer, car il avait trouvé chez le bouquinite des trésors comme l'on en rencontre peut-être qu'une seule fois dans sa vie, et il n'avait pas pu résister. Maman lui pardonnait, et moi aussi, d'autant que je n'aimais pratiquement que le maïs et les glaces. Je détestais les omelettes et la viande en conserve. En fait, je crois bien que j'enviais les petits Indiens qui mouraient de faim et que personne n'obligeait jamais à finir leur assiette.
Le plus beau jour de ma vie - je devais avoir six ans - fut celui où papa me fit un peu de place sur l'une de ses étagères pour y ranger mes livres.
Disons qu'il me légua quelque trente centimètres représentant le quart du rayonnage du bas. Je réunis tous mes livres qui, jusque là, s'empilaient sur un tabouret près de mon lot, et les transportai à la bibliothèque paternelle où je les disposais à la verticale, comme il se doit : le dos vers l'extérieur et la tranche contre le mur.

Traduit de l'israélien par Sylvie Cohen

Amos Oz, né à Jérusalem en 1939, vit à Arad, à la lisière du désert du Néguev. Son oeuvre est traduite en trente-cinq langues et a recçu de nombreuses distinctions et prix littéraires.
Ce texte est extrait d'une roman autobiographique paru en février 2004, Une histoire d'amour et de ténèbres (Gallimard, collection "Du monde entier")


Par maud96 le Jeudi 9 août 2007 à 21:41
J'ai ce livre chez moi, un cadeau d'il y a 2 mois... je suis honteuse, parce que je ne l'ai pas encore commencé : 543 pages, çà impressionne ! et pourtant, je dois le lire dans les 15 jours qui viennent : poids (700 gr.) qui me fait peur pour les bagages en avion. Mais j'ai lu les premières pages : "papa lisait 16 ou 17 langues et en parlait 11 (avec l'accent russe). Maman en parlait 4 ou 5 et en lisait 7 ou 8..." Enfance dans une cave de 30 m²...
Bref, donne envie de le lire, c'est vrai !
 

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